

Difficile, il y a vingt ans, de faire trois pas en ville sans échapper à la fureur du karaoké. Effet de mode, bon coup marketing et nécessité de préparer le terrain pour X Factor, chaque bistrot, chaque restaurant chinois, chaque pizzeria s’équipait d’un écran géant, d’une petite scène, d’un micro et d’un magnétoscope VHS. Oui, VHS, le temps passe. Johnny, Whitney Houston, Madonna et Téléphone ont vus leurs plus grands tubes massacrés grâce à cette innovation technique dont l’avantage était de mettre l’ambiance et d’écouler quelques fûts de bière dans des salles enfumées plutôt que de révéler les talents de demain. Aujourd’hui, les karaokés sont devenus d’une grande banalité et les cartes et tuiles passent à l’attaque. Bénéficier d’une nouvelle mode, trouver une niche commerciale ou volonté de défendre le jeu, quelles sont les motivations des gérants de cafés-jeux?
POURQUOI JOUER DANS UN CAFÉ?
Si l’on range certains jeux – rapides, faciles à mettre en place, mettant un peu d’ambiance – sous la dénomination générale de jeux d’apéro, force est de constater que les cafés-jeux ne leur sont pas toujours consacrés. La plupart du temps, lorsque l’on entrevoit le mot « JEUX » écrit en gros sur la vitrine d’un estaminet, c’est pour indiquer la présence d’un baby-foot, d’un billard, d’un jeu de fléchette, d’un flipper ou d’une borne d’arcade. De ces jeux sociaux aux jeux de société, il n’y a qu’un pas, déjà franchi par les habituelles parties de belote ou de tarot, à la condition qu’aucun argent ne soit misé. De Bordeaux à Marseille, en passant par Lyon, Paris et Grenoble, les initiatives se multiplient: il faut bien qu’il y ait un public pour cela et des volontés. Ces envies viennent autant de la passion des gérants pour le jeu que de l’envie d’association de proposer des soiréesjeux en développant la buvette afin d’occasionner quelques rentrées d’argent. Entre ces gérants-passionnés et ces associations disposant d’un local, on trouve la majorité des situations et souvent les mêmes catalyseurs: les éditeurs-distributeurs. Ceux-ci incitent les associations à organiser des événementiels afin de propager la bonne parole. Lorsque la formule fonctionne, tout le monde y trouve son intérêt.
LES GÉRANTS-PASSIONNÉS: UN SACERDOCE
S’occuper d’un café, voilà déjà de quoi bien remplir ses journées, ses soirées, ses week-ends. S’il s’agit également d’expliquer des règles, on imagine sans mal la passion nécessaire. Si les expériences sont nombreuses, elles ne se basent pas toutes sur les mêmes schémas d’organisation, ni sur le même business plan. Nous avons par exemple Nicolas, à Bordeaux, pour qui « La Muse café est un vrai bar et un vrai restaurant ayant pour thème le jeu. Cent pour cent du chiffre d’affaire de La Muse café repose sur son activité de restauration car l’accès au jeu est gratuit pour nos clients. C’est pour cela que l’activité est ouverte tous les jours sauf le dimanche. Nous nous sommes positionnés sur la promotion du jeu, c’est pourquoi notre cible ne se limite pas aux initiés ». À Paris, M. Huang a incorporé une dose de forfait d’accès au jeu dans la formule: « Le concept du café Meisia consiste en une formule qui inclut une boisson, un grignotage, ainsi que l’accès illimité à tous les jeux, sans limite de temps. Nous ne proposons actuellement pas de vente de jeu, ni de location. L’essentiel du chiffre d’affaires repose sur les consommations de la clientèle, soit au moins quatrevingt-dix pour cent, le reste correspondant à l’accès illimité aux jeux, compris dans la formule de base du café ». Enfin, à Grenoble, Philippe a adopté le forfait-jeu pour le K fée des Jeux: « Pour jouer, nous proposons un forfait à trois euros par personne (deux euros pour les étudiants, un pour les enfants). Le chiffre d’affaire lié à ce forfait jeux nous permet de proposer un véritable service autour du jeu (accès à plus de deux cents jeux, conseil pour le choix des jeux, explication des règles, renouvellement des jeux, veille ludique, acquisition de nouveautés, soirées à thème, tests de prototypes, initiations au jeu de rôles…) Mais nous sommes avant tout un café-restaurant et c’est sur cette activité que repose la rentabilité de l’affaire ».
Rentabilité: le mot est lâché. Ce n’est pas grâce au nombre de boîtes sorties que l’on paiera les fournisseurs mais bien au nombre de verres servis ou de couverts le midi. La passion reste assujettie à la vente de boissons.
MAIS COMMENT FONT LES ASSOCIATIFS?
Par leur statut, les associations (selon la loi de 1901, en France) doivent se contenter de fournir des services à leurs membres. Les adhésions constituent ainsi une part non négligeable des ressources leur permettant d’exister. Lors des événementiels organisés chez des partenaires, l’objectif est « le plaisir de faire découvrir notre passion », comme rappelle Robin Dunoyer (Lémandragore, à Annemasse). « Il ne faut pas se leurrer, les soirées dans un café ne sont pas des activités lucratives, même si les jeux nous sont offerts par les éditeurs. Toutefois nous avons pu négocier avec le cafetier un repas et une bière gratuite pour chacun de nos animateurs, cela contribue à remercier le travail de nos bénévoles et à entretenir une bonne ambiance ». Si le bar est géré par l’association, les budgets grimpent, mais la transmission du virus ludique reste la priorité pour Matthieu Bonnin (Moi j’m’en fous je triche, à Lyon). « On ouvre le café associatif six jours par semaine à nos adhérents et on est attaché à ce principe de lieu de rencontre, donc on ne propose pas de location. L’adhésion annuelle à l’association coûte six euros, ce qui représente, avec près de quatre-mille adhésions, pas loin de cinquante pour cent de nos revenus (environ cinquante-mille euros, le reste provenant de la vente de boissons. On essaie de faire ce qu’on peut pour que cet équilibre perdure, car le bar, même s’il est une composante essentielle de notre identité, chaleureuse et conviviale, n’est pas notre activité principale ». Cette activité principale, ce but ultime recherché, le voilà: transformer les buveurs de soda en joueurs de Puerto Rico. Mais est-ce possible tout le temps et partout?
PEUT-ON JOUER DANS N’IMPORTE QUEL CAFÉ?
À partir du moment où il y a des chaises, des tables et un comptoir pour passer sa commande, on pourrait considérer qu’il est possible de dégainer sa boîte, ses pions et ses cartes pour entrer dans un monde fait de points de victoire et de joueur actif. Mais est-ce réellement le cas? Ne risque-t-on pas d’entrer en concurrence avec les autres usagers du lieu, occupés à regarder un somptueux Charleroi-St Trond (voire un Rennes-Nancy endiablé) sur l’écran géant? Ne va-t-on pas déranger l’ambiance cosy, si propice pour conclure ce rencard brillamment obtenu sur un site de rencontres? Robin nous éclaire: « Il y a quatre ans pour notre première on hésitait entre deux lieux: un café type Lounge et le café Rock Le Poulpe, du coup on a essayé dans les deux. Le café Rock a été un succès immédiat (cinquante joueurs dans la soirée) mais le Lounge une vraie catastrophe, c’est limite si on faisait trop de bruit pour expliquer les règles, le café était désert. Bref un échec total, comme quoi des lieux un peu plus bruyants et festifs sont mieux que les ambiances feutrées… À chaque lieu son public et son ambiance, un café bien sélectionné permet d’attirer de nouveaux membres ». Alors que ces lieux vont attirer globalement la même clientèle, des trentenaires actifs, ils ne conviendront pas forcément à ces pratiques ô combien transgressives de mimer, de chanter, ou de se ruer sur un totem en bois.
CAFÉ-JEUX OU CAFÉ DU COMMERCE?
Les comptoirs n’ont pas la réputation de recueillir des conversations philosophiques de haut vol mais plutôt l’expression du bon sens populaire ou les idées reçues les plus tenaces. Pour M. Huang, il faut parfois lutter contre ces préjugés: « Entre « Les jeux de sociétés, c’est pour les enfants » et les « On joue aux jeux de société en famille, à la maison », on entend de tout! Le concept du café a pour but de montrer que les jeux de société ne se limitent pas qu’aux jeux classiques: certains jeux seront trop compliqués pour des enfants. De même, il est parfois difficile de trouver des joueurs: les cafés-jeux proposent un lieu pour en rencontrer ». Une fois que la réputation du café est faite: plus de risque de se tromper ou de faire face à de l’incompréhension, comme le souligne Virginie (L’Antre Jeux, à Lyon): « Rares sont ceux qui entrent par hasard, en général on vient à l’Antre-]eux pour jouer ».
EXISTER, C’EST BIEN MAIS CE FAIRE CONNAÎTRE, C’EST MIEUX
Parmi la multitude de café-restaurant-lieux festifs: comment se construire une clientèle? Il ne suffit pas de sortir des cartes et des tuiles pour attirer du monde, il faut com-mu-ni-quer! Facebook, Twitter, un site internet bien référencé et une mailing-list sont devenus des outils indispensables pour annoncer les événements, faire circuler l’information de manière virale, entre cercles de connaissances, pour remplir les tables. Les moyens de communiquer peuvent s’adapter aussi aux objectifs, ou aux habitudes du lieu. « Travailler avec un café-rock, c’est déjà pour nous un « plus » pour la promotion », nous explique Robin. « Le cafetier possède un poseur d’affiche car il est habitué à faire de l’événementiel ». Les flyers, posés à des endroits névralgiques, le comptoir d’un magasin de jeu et l’accueil de la ludothèque, ou le message posté sur le forum du club local touchent un autre réseau, celui des déjà convaincus. C’est pour Nicolas l’action la plus importante, faire partie du paysage du jeu, avec les boutiques, éditeurs, créateurs, ludothèques, associations de joueurs. « Tous ces acteurs ont leur place à La Muse café car si on veut se présenter comme actif dans la promotion du jeu, on doit s’entourer des représentations de ce monde ».
N’oublions pas le premier réseau social: le bouche-à-oreille, clame Virginie. « Nos adhérents ont tous l’esprit joueur, ils entendent souvent parler de nous par le bouche-à-oreille ». Pour Philippe, cela reste aussi le principal moyen pour se faire connaître, complété par « un référencement par des sites de notation d’établissements comme Qype, Cityvox, L’internaute… Google Maps également, ainsi que quelques emplacements pub dans la presse ». Une fois le public ciblé, bien sûr, il devient plus évident de communiquer efficacement, de montrer que l’on existe, de donner de la matière à la presse locale. Mais ce cher public, quel est-il?
MERCI À TOI PUBLIC!
Comme on imagine que les amateurs de concerts fréquentent les cafés-concerts, on pourrait croire qu’il en est de même pour les fans de jeux. Mais le public des cafés-jeux se limite-t-il à ces clients convaincus ? Bien entendu, les soirées événementielles permettent d’attirer bien au-delà de cette cible initiale, comme nous le confirme Robin: « Dans ce cadre-là, nous sommes plus dans un travail de découverte, clairement. À chaque session des joueurs nouveaux font leur apparition ». Nicolas, estime à trente pour cent la proportion de curieux, qui cherchent de nouvelles activités de soirée et qui, chaque semaine, découvrent son établissement. Si les novices assurent un renouvellement régulier de la clientèle, les joueurs expérimentés représentent un public indispensable. Pour M. Huang, ces joueurs « sont les bienvenus et sont très appréciés par le café car ils peuvent partager leurs expériences avec des joueurs débutants, qui viennent par curiosité. De plus, même à des joueurs expérimentés, il est possible de faire découvrir de nouveaux jeux ». Le succès récent de quelques jeux ainsi que les efforts de communication et un certain effet de mode : voilà autant de raisons qui permettent de se retrouver plus facilement dans un café-jeux. Matthieu constate également que « de plus en plus de personnes arrivent en connaissant déjà quelques classiques comme on les aime : Carcassonne, Citadelles, Catane. Et surtout, les nombreux adhérents qui fréquentent le café depuis plusieurs années ont eu l’occasion d’explorer nos étagères, de découvrir des jeux plus complexes, plus stratégiques. Du coup, aujourd’hui, il n’est pas rare de voir se côtoyer dans la même soirée des parties de Battlestar Galactica, de Pit, de Pandémie, de 7 Wonders et d’Identik… »
Brassage des clientèles, mélange des ambiances et effet d’entraînement. Comme souvent, le public est à la fois la cible et la clé de la réussite.
LÉMANDRAGORE Association issue d’une activité jeux de rôles en MJC qui a débuté en 1983. Après s’être orientée vers des jeux grandeur nature, l’activité a été recentrée autour des jeux de sociétés dans l’optique d’ouvrir une ludothèque dans la belle ville d’Annemasse (74) . À ce jour l’association organise quarante-sept manifestations autour du jeu à l’année, sans compter les rendez-vous hebdomadaires de jeux de société.
www.lemandragore.fr
Contact: Robin Dunoyer
À Bordeaux, il est possible de se réunir autour d’un repas, d’un cocktail, d’un jeu dans un même espace. LA MUSE CAFÉ a été créée il y a cinq ans pour proposer ce cadre et permettre de découvrir ce qu’est le jeu de société moderne tout en appréciant une cuisine simple et conviviale. Pour son gérant, « Associer enfin le plaisir de jouer et le plaisir de manger, c’est cela La Muse Café ».
www.wix.com/lamusecafe/restoludique
Contact: Nicolas Soubies
LE CAFÉ MEISIA Anciennement un restaurant, le local a changé d’activité en un café de jeux de société, au tout début de l’année 2011 . En période de lancement, et donc d’observation, M. Huang, son gérant, s’attend à adapter son offre pour évoluer en fonction de la demande.
http://meisia.perso.sfr.fr
M° Belleville, Paris 10e
Contact: M.Huang
Située sur les pentes de la Croix-Rousse, à Lyon, le café ludique associatif MOI J’M’EN FOUS JE TRICHE a ouvert pour la première fois ses portes en mai 2003 à l’initiative de quatre passionnés et en partenariat avec l’association Et C’Est Heureux Car Mon Frère n’Aime Pas Les Épinards, qui nous louait son énorme ludothèque. Face au succès, un local plus grand a été inauguré en 2006. Ça a coïncidé avec la fin du partenariat avec les Épinards, qui ont ouvert leur propre café juste à côté de l’ancien local. Depuis, l’association n’a jamais cessé de s’agrandir et de se développer, mais toujours dans un esprit associatif, collectif et non lucratif.
www.debitdejeux.fr
Contact : Matthieu Bonnin
À Lyon toujours, l’ANTRE-JEUX est issue d’un club de poker SDF, contraint à se réunir pour un tournoi hebdomadaire dans un café, faute de local disponible par le biais de la municipalité ou de possibilité de louer un espace. Quelques associés passionnés de jeu ont alors créé un lieu de rencontres et d’échanges autour des jeux (de cartes, de stratégie, de société…) et notamment du poker puisqu’il est devenu le lieu de résidence du club de poker (le Tripot Hold’em Club) qui se réunit en moyenne trois soirs par semaine.
www.antrejeux-lyon.fr
Contact: Virginie Martin
À Grenoble, K FÉE DES JEUX a ouvert ses portes en mars 2008, sous la houlette de Christelle et Philippe, passionnés de jeux qui ont cherché à faire de cette passion un métier, après une période de chômage et une formation en gestion d’entreprise. Les cafés-jeux étant des lieux de rencontre, un troisième luron, Eric, cuisinier de métier, a rejoint la fée ludique, permettant d’ouvrir un restaurant le midi en avril 2010.
www.kfeedesjeux.com
Contact: Philippe Jacquier-Roux
Article paru en août 2011 dans Plato.